CHAPITRE VI

Henry Helon, dès qu’il eut installé Mary dans un de ces « cottages pour voyageurs » où étaient réunies toutes les commodités et que l’on trouvait partout dans la Confédération, se rendit au palais présidentiel d’Aurora.

Bien qu’il ne fût encore jamais venu sur cette planète, il s’y sentait moins dépaysé qu’ailleurs. Balmir, la capitale, qui comptait une dizaine de millions d’habitants, avait été fondée, trois siècles plus tôt, par des pionniers venus pour la plupart de Los Angeles, et la ressemblance entre ces deux villes était encore frappante.

Il gravit le perron de l’imposant édifice et remit à un huissier la lettre d’introduction que Mali Prone lui avait donnée pour le Vice-Président.

— C’est lui qu’il faut voir d’abord, s’il est encore en fonction, lui avait dit Prone. Sondez-le, et tâchez de vous rendre compte s’il est réellement fou ou s’il joue un jeu bizarre. Mais il est probable qu’il aura vite un remplaçant si ce n’est déjà fait…

D’emblée, le jeune homme éprouva une impression de malaise. Il croisa dans les couloirs des gens – de hauts fonctionnaires pour la plupart, à en juger à leur insignes – qui semblaient absorbés dans leurs pensées et marchaient à petits pas, l’œil éteint. Des groupes s’entretenaient à voix basse. Il en fut étonné. Les Auroriens – et c’était vrai de tous ceux qu’il avait connus – passaient pour expansifs, ouverts et même assez bavards et bruyants. Un air de mystère régnait dans le palais.

Mais cette mauvaise impression se dissipa lorsqu’il fut en présence de Loys Bobsen, qui le reçut presque aussitôt. Il lui trouva l’œil vif, la mine sympathique, et dès les premières paroles, très cordiales, il eut la certitude que cet homme n’avait pas perdu la raison.

Néanmoins il resta sur ses gardes, car il était peu probable que Mali Prone se fût totalement trompé. Il entra aussitôt dans le vif de son sujet : y avait-il des cas de folie sur Aurora ?

— Oui, dit Bobsen sans hésiter. Et l’on vient de m’en signaler encore quelques-uns en divers points de la planète. Au total deux ou trois cents à l’heure qu’il est.

— C’est beaucoup, dit Henry, qui ne s’attendait pas à un tel chiffre, car sur la Terre, il n’y avait qu’une cinquantaine de cas connus.

— C’est beaucoup, en effet, répéta Bobsen. Mais n’exagérons rien.

— N’êtes-vous pas inquiet ?

— Je le serais si je n’avais pas une confiance totale en nos biologistes et en la science. Le Président Hicho, dont l’imagination est parfois prompte à s’enflammer, s’est plu à imaginer je ne sais quelle cause mystérieuse et malveillante à ce mal. Voilà qui me paraît impensable au siècle où nous sommes. Pour moi, quelque virus inconnu, apporté peut-être par un astronef dans lequel on aura négligé les mesures d’hygiène, s’est développé ici, provoquant des troubles mentaux. Mais l’épidémie ne se développe pas à une vitesse telle qu’il faille s’en épouvanter. Nos savants, j’en suis sûr, l’enrayeront avant qu’elle ait pris des proportions vraiment fâcheuses.

C’était une thèse. Elle ne correspondait pas à celle de Mali Prone et de Lloyd Hicho, mais elle pouvait se soutenir. Et celui qui la soutenait n’était pas nécessairement fou, ni mal intentionné. Mais pourquoi Loys Bobsen n’avait-il pas dit tout cela au Président de la Confédération lorsqu’il l’avait eu au visophone ? Pourquoi avait-il proféré des insanités ?

— Les agences d’information de votre planète, dit le jeune équilibreur, n’ont pas encore fait état sur les ondes de ce… de cette épidémie, dont le bruit doit pourtant commencer à se répandre. Les avez-vous priées de se taire ?

— Du tout. Je n’ai d’ailleurs pas le pouvoir de leur interdire de diffuser quoi que ce soit. Mais leurs directeurs ont peur de semer la panique. En quoi ils ont tort. Les gens vivaient fort bien sans souci aux époques où certains établissements étaient remplis d’aliénés… Mais voulez-vous me dire quel est au juste le but de votre visite ?

— Vous demander votre concours, au nom de la Confédération, pour enquêter sur cette affaire. Même à supposer que votre thèse, comme je l’espère, soit juste, il n’est sans doute pas mauvais, dans le doute, de tenir compte aussi de certaines vues moins optimistes, et d’agir en conséquence.

Loys Bobsen eut un aimable sourire.

— Enquêtez tant que vous voudrez, mon cher. Je n’ai ni le pouvoir, ni le désir de vous en empêcher. Mais ne me demandez pas des concours dont je ne dispose point et que je juge d’ailleurs inutiles. Si vous voulez en outre mon opinion, je trouve que le pouvoir confédéral se mêle de beaucoup trop de choses qui ne le regardent pas. Le bon Président Hicho n’était que trop enclin à dire « amen » à toutes les demandes venues du sommet. N’oubliez pas que nous jouissons en principe, dans chaque république, d’une large autonomie, et j’entends pour ma part, aussi longtemps que j’occuperai ces fonctions, la faire respecter en ce qui concerne Aurora.

Henry Helon se sentit décontenancé. Il n’avait pas prévu cela. Il avait prévu, en arrivant à Balmir, que Bobsen serait fou, qu’on l’aurait discrètement enfermé, et qu’il aurait à faire à son suppléant, le doyen des ministres, un homme en bon équilibre, qui partagerait ses vues, et qui l’aiderait dans sa tâche.

Or Bobsen, toujours en place, n’avait certes pas l’air en mauvais état mental. Pourtant il se montrait non seulement hostile à toute idée de coopération, mais il affichait une attitude sans précédent dans l’histoire des vingt-deux républiques, qui avaient toujours entretenu les meilleures relations avec le pouvoir central confédéral.

L’équilibreur ne tenta pas de discuter un problème qui dépassait, sinon sa compétence, du moins sa mission. Il prononça quelques banales paroles de politesse et prit rapidement congé du vice-président.

Il était très perplexe lorsqu’il regagna la sortie du palais. Il fut saisi de nouveau par la même sensation inquiétante de mystère, de bizarrerie.

Il se demandait quel jeu jouait Bobsen : « En sait-il plus qu’il n’a voulu m’en dire ? Et pourquoi ces critiques contre la Confédération ? S’il y a une machination, en est-il le complice ? Le chef ? »

Mais cela lui parut trop gros, inimaginable.

 

*

* *

 

Henry retrouva Mary pour le déjeuner. Luigi Thompson quelques instants plus tard vint les rejoindre.

Le couvert était installé sur la terrasse du cottage, au bord d’un lac charmant.

— On se croirait en Écosse, dit la jeune fille.

La végétation d’Aurora ressemblait à celle de la Terre. C’était une planète « verte ». Mais le bleu du ciel devenait orangé aux abords de l’horizon, avec des reflets de perpétuel soleil couchant, et la lumière était plus douce.

Mary faisait bonne contenance. La présence de Henry, le sentiment qu’elle participait à une aventure étrange, l’aidaient à oublier son chagrin.

L'équilibreur leur fit part de sa visite à Bobsen, et ils restèrent eux aussi perplexes. Mais Luigi ne se montra pas trop étonné.

— J’ai passé le plus clair de ma journée, dit-il, à rendre visite à mes principaux agents. Tous étaient déjà au courant des cas de folie, et pour la plupart très inquiets. Ils m’ont confirmé que le mal, comme sur la Terre, frappait uniquement des sujets d’élite : des chefs d’entreprises, des artistes, des savants, des reporters – vingt malades rien que dans mon réseau – des astronautes.

Deux cargos de l’espace ont raté hier leur atterrissage. Les pilotes, d’après les quelques survivants, avaient brusquement perdu la raison…

— Voilà qui est très grave, dit Henry.

— Très… Mais le plus grave, et mes agents ont insisté sur le point, est que dans bien des cas on ne décèle pas immédiatement la folie. C’est ainsi, par exemple, qu’un chimiste en renom, attaché à une grande usine de produits médicaux, a modifié les formules d’un remède. Résultat : trois cents personnes ont été empoisonnées avant qu’on s’en aperçoive. Mon directeur des services sur Aurora m’a dit que dans certains milieux – ceux où l’on sait maintenant ce qui se passe – l’atmosphère commence à devenir irrespirable. Chacun soupçonne le voisin d’être détraqué. On guette jusque sur des visages aimés les moindres symptômes du mal. Vous m’avez dit, Henry, que vous aviez éprouvé une impression de malaise dans le palais présidentiel. Tous ceux de mes collaborateurs qui y sont allés ces jours-ci l’ont ressentie comme vous. Savez vous que trois ministres sont atteints, ouvertement, indiscutablement… Loys Bobsen n’en fait même pas mystère.

— Et s’il était lui même atteint sans qu’on s’en doute ?

— La chose est fort possible… Et ce serait bien là le plus effrayant, si l’on songe à ses responsabilités.

— D’après vos informations, combien y-a-t-il de cas ?

— De deux à trois mille, la plupart à Balmir. Et probablement beaucoup plus en réalité.

— Il m’a dit trois cents.

— Il vous a menti. Ou il est mal informé. Et je ne sais à quels biologistes il se réfère lorsqu’il proclame que le mal sera vite vaincu. Tous ceux que mes collaborateurs ont vus, et ce ne sont pas les moindres, affirment leur certitude que le mal en question n’est pas de leur compétence, qu’il a des causes occultes et scientifiquement inexplicable.

— Étrange, très étrange… Mais que faire ? Mali Prone va être bouleversé lorsque je lui ferai part de cette situation. Ce qui me rassure un peu, c’est que la population, visiblement, ne se doute encore de rien.

— Ne croyez pas cela. Les organismes d’information, par prudence, ont fait le silence jusqu’ici. Mais des rumeurs commencent à courir. Les amis que j’ai à Balmir ont même l’impression qu’il existe des gens chargés de les propager…

— Donc il s’agit bien d’une machination ?

— Pour ma part, je n’en doute plus, dit Luigi.

Il y eut un moment de lourd silence. Sur le calme lac volaient des oiseaux qui ressemblaient à des mouettes. Mary Hornet eut un frisson.

— Écoutez, Luigi, dit le jeune équilibreur, je songeais presque à regagner immédiatement la Terre avec le Centaure, qui repart dans deux heures, et à revenir au plus vite. À la réflexion, il vaut mieux que je reste, car je vois bien que tout peut se gâter rapidement. Rentrez, vous. Voyez Mali Prone de ma part. Dites-lui ce que nous avons vu et entendu. Dites-lui de m’envoyer tous les équilibreurs disponibles. Il comprendra que le mal s’est nettement plus aggravé ici que sur la Terre, et que c’est ici qu’il a probablement sa source, ici qu’il faut le combattre.

— D’accord, répondit Luigi. J’ai d’ailleurs dit à mes agents de se mettre à votre disposition. Vous pourrez facilement les joindre en cas de besoin. Je reviendrai très vite vous donner un coup de main…

— Je n’osais pas vous le demander. Votre aide me sera précieuse.

Henry Helon se tourna vers la jeune fille.

— Il vaudrait mieux, ma chérie, que vous rentriez avec notre ami… Je préfère vous savoir en sécurité, chez vous.

Elle se récria :

— Rien au monde ne me ferait vous quitter. Je reste avec vous, Henry.

 

*

* *

 

Luigi Thompson avait regagné la Terre. Il venait d’arriver à son bureau de Los Angeles.

Il avait vu, quatre heures plus tôt, à Genève, le président Mali Prone. Il l’avait trouvé très abattu. Un autre de ses ministres – celui de l’éducation générale – venait de sombrer dans la déraison.

Le chef de la Confédération était encore plus abattu lorsque Luigi lui eut exposé la situation sur Aurora. Il remit à l’émissaire de Henry Helon des pouvoirs lui permettant de requérir les membres du Centre des Coordinateurs qui se trouvaient sur la Terre, et même, s’il le jugeait bon, ceux qui étaient sur d’autres planètes.

Avant de quitter Genève, Thompson avait pris contact avec une dizaine d’entre eux.

De retour à son propre bureau, et après s’être fait communiquer les informations touchant au problème qui le préoccupait – on n’avait signalé que trois nouveaux cas de folie au cours des deux derniers jours – il se préparait à prendre un peu de repos lorsqu’on l’appela sur le visophone interstellaire.

Il gagna la pièce voisine où était installé l’appareil. Une silhouette prenait forme sur l’écran. Il reconnut Mary Hornet. Elle avait le visage bouleversé.

— Oh ! Luigi, s’écriât-elle, il se passe quelque chose d’affreux. Henry a disparu…

— Disparu ? Ce n’est pas possible… Comment cela ?

— Je ne l’ai pas vu depuis vingt-quatre heures et je deviens folle moi aussi. Il est parti hier, au début de l’après-midi. Je ne l’ai pas revu depuis… Pas revu, ni entendu… Il avait la gentillesse de me téléphoner ou de me visophoner toutes les heures… Il est si bon, si prévenant, et j’aime tant entendre sa voix, voir son sourire… Il devait rentrer pour dîner… Je ne savais plus que faire. J’ai craint un accident… J’ai téléphoné au centre de sécurité des transports… On m’a dit qu’aucune fiche d’accident ne le concernait, et que d’ailleurs il n’y avait pas eu d’accident d’aucune sorte depuis trente-six heures… J’ai téléphoné au palais présidentiel. On m’a dit : « On va voir ». On ne m’a pas rappelée. J’ai téléphoné à Hitberg, votre directeur sur Aurora. J’ai eu son suppléant, Libano. Il a eu l’air gêné, puis il m’a laissé entendre que le directeur était devenu fou depuis une heure…

— Fou ? Hitberg ? Un garçon d’une parfaite lucidité, et plein de sang-froid.

— Oui, fou. C’est ce que m’a dit son suppléant, qui avait l’air très ému. Il m’a promis de tout mettre en œuvre pour retrouver Henry. Mais les heures ont passé sans rien m’apporter. Je ne sais plus que devenir, Luigi… Je crains que Henry n’ait été la victime de cette machination… Ou qu’il n’ait-lui-même perdu la raison et n’erre lamentablement à travers Balmir…

— Mary, je vous plains de tout mon cœur, mais j’espère que vous vous trompez, que votre fiancé va vous revenir…

Sur l’écran, il la vit secouer tristement la tête.

— J’espère, moi aussi, dit-elle. Mais je suis terriblement angoissée. D’autant plus qu’il commence à y avoir je ne sais quelle agitation dans les rues. De mes fenêtres, je vois de temps en temps des groupes de gens passer, en hurlant je ne sais quoi… Ça a commencé hier soir, et ça continue de plus belle aujourd’hui… On n’en parle pas encore sur les écrans de T.V. mais on ne va certainement pas tarder à le faire… Oh ! Luigi, venez vite… Vous seul pouvez m’aider…

— J’accours… Je pensais ne rentrer que dans deux jours, avec le Prométhêe. Mais je repartirai cette nuit même, avec l’Ouragan. Ne bougez pas de chez vous. À bientôt, Mary.

Il lui fit un geste d’amitié et tourna le bouton.

Il s’aperçut que sa main tremblait.